lundi 29 juin 2009

Albergo del Purgatorio



Moi aussi j'aime Naples...Je suppose que vous avez certainement rencontré Robert Kaplan n’est-ce pas ? me lança-t-il en guise de défi.
Je fus prise de court et pour gagner quelques secondes j’ai continué à siffloter longuement le verre de Perrier rondelle que je tenais à la main. Encore un autre pensais-je, encore un autre à la recherche de Robert Kaplan.
Je dévisageais mon interlocuteur comme si je pouvais deviner par l’expression de son visage, l’agitation de ses mains, voir même la façon dont il se tenait assis, l’excitation qu’il éprouvait.
Robert Kaplan...Combien de personnes ai-je croisé à la recherche de Robert Kaplan ? Je ne les compte plus. Et combien l’ont rencontré ? Et l’ont-ils vraiment rencontré ? On ne le saura jamais. Ils se garderont bien de le dire.

Robert Kaplan, l’homme à la résidence la plus fréquenté, l’Albergo del Purgatorio à Naples. Si on se tient à la définition, un passage obligé, une loi très commune avant l’éternité. Naples ville souveraine où les madones pleurent le sang coulé sur les façades des palais et le Purgatoire si proche d’une ancienne Porte des Enfers est l’invitation. Impensable avouer ne pas connaître Robert Kaplan. Certains ont été jusqu’à mettre noir sur blanc et noirci des pages entières racontant leur rencontre. Et quelles rencontres! à Prague, Peshawar, Alexandrie, Sarajevo, New York et j’en passe. Toutes, les unes plus incroyables que les autres. Tous ont essayé d’appréhender sa personnalité. Et chacune étant son contraire, cela va de soi ! Je n’en crois pas à une seule d’ailleurs ! Amateur d’art, collectionneur idéal, suprêmement raffiné aux dires de certains, ou agent trouble multicartes et sans scrupules pour d’autres. Dandy, séducteur en diable, et peu regardant sur le sexe de ses conquêtes semble-t-il. Responsable clandestin sur mille coups tordus aux quatre coins du monde le profil de ce personnage quelque peu mythique varie. Toujours en voyage, difficilement joignable, des rendez-vous manqués ou annulés à la dernière minute, des atours du séducteur ? Fort possible. Souvent en voyage… oui bien sûr. Ne m’a t il pas écrit de Lisbonne ? Et de Pushkar et du Caire ? Cela fait bien cinq ou six ans. Je me souviens encore,

« Je suis en chemin vers Sintra, au volant d’une Chevrolet. Si à Paris rien ne te retient, rejoins-moi à Naples, Via San Biagio dei Librai, jeudi 25 Avril à 15h00. R.K. » Une lettre parmi tant d’autres que je recevais depuis quelque temps déjà. Toutes estampillées de ces deux initiales. Longtemps je me suis demandée si cette correspondance n’était pas seulement le fruit de mon imagination, car à dire vrai, je ne savais pas qui m’écrivait. Mais ces mots eurent l’effet d’une musique et lentement je me suis laissée emporter à rêver. J’ai fait mes bagages. Je n’ai pas cherché à comprendre. Après tout, je ne risquais rien et n’avais rien à perdre.
Naples me convenait, par sa beauté, ses couleurs, son excès de bruit, de mystère, de vie, de violence et de folie, son excès de tout.




Le Palazzo Marigliano était vide. En arrivant Laura me remit une autre carte. D’ailleurs Laura ne se souvenait pas avoir vu Robert Kaplan. Je me cramponne à une certaine réalité et je ne pose pas d’autres questions. Le Purgatoire est tout sauf neutre.

« Cher Robert, tu as raison, de la terrasse du Palazzo on a une des plus belles vues de Naples, la turbulence des pierres, les échafaudages que se fissurent, le linge qui sèche sur une corde entre deux balcons, une église livré aux pigeons, des femmes en noir, et la télé nuit et jour…Les palais ont les façades que s’effritent et derrière les portails aux blasons insolents se cachent des escaliers baroques magnifiques Il est vrai pensai-je, certaines rues semblent fuir les églises et d’autres ne mènent nulle part.

« Reste chez moi, vis là jusqu’à mon retour, sois mon invitée » me dis-tu dans la carte que Laura m’a remise.

Je venais de réaliser que Robert Kaplan, à l’instar du personnage du film de Hitchcock est en perpétuel voyage, et laisse volontiers les clefs de sa demeure à des hôtes privilégiés. Le Purgatoire serait donc un endroit pour un séjour plus ou moins bref. Pour tous ceux qu’il aurait rencontré dans ce mouvement sans fin et qui seraient attirés par l’imaginaire de cette ville, Naples. Ceux qui aiment autant la nuit que le jour, dira-t-il . Ici on est accueillis de manière informelle... J’ajouterai - et ceux qui apprécient les livres et la musique, un bon vin, ou encore fumer, etc. etc. etc. Sinon, à quoi bon l’avoir nommé Purgatorio ? Souviens-toi, la seule prétention que le Albergo del Purgatorio a, si prétention il s’agit, est de vouloir vous faire oublier d’où vous venez et qui sait, vos nuits décevantes d’ailleurs…




Ainsi pourrait continuer ce chapitre d’une correspondance sans fin avec le propriétaire du Palazzo Marigliano, Robert Kaplan, une rencontre qui n’a jamais eu lieu Regards croisés voilà quelques années déjà avec un personnage fictif. C’était le Kaplan Project N°2

Lieu vrai, bientôt dix ans, l’Albergo del Purgatorio Un site particulier, différent, étrange pour certains pour nous les étrangers de passage. Mais un endroit pour se sentir là exactement où l’on est. Avec un tout aussi fictif propriétaire. C’est le Kaplan Project N°1

Et les murs du Kaplan Project N°3 au Palazzo Spinelli, un de plus beaux palais de la ville, à la cour ronde et à l‘escalier monumental orné de statues de princesses Caracciolo, abritent aujourd’hui une autre exposition, la N°15 de ce lieu, - I'm 73 and I say : fuck’em all any which way ,de Jean -Jacques Lebel
À l'Albergo del Purgatorio, l'idée n’est pas de rassurer loin de là mais plutôt d’offrir un lieu que chacun peuplera ou pas de ses fantômes personnels. Un lieu étonnant, habité bien évidemment mais par une douce anarchie Plafonds hauts de sept mètres qui se dérobent par endroits. Un escalier manquant et l’impossibilité de rejoindre une chambre en hauteur, secrète de surcroît. Un correto ornée de fresques… E pericoloso sporgersi et pourtant cette fenêtre toujours fermée …Mais quelle vue incroyable sur l’intérieur de cette église qui se refait une beauté. Et des livres, beaucoup de livres, car tous ceux qui passent laissent un livre. Ou une œuvre. Oui, une œuvre d’art une œuvre plastique mais en dépôt. Car la fragilité de ce Purgatorio est qu’il repose sur un système associatif à but non-lucratif. Et il survit encore.

Cependant il semblerait que Naples tourne ses aiguilles à l’envers elle aussi. Politiquement il y a un plan délibéré de mettre la ville à l’écart des touristes, afin que les importations du marché noir puissent circuler librement. La propagande et les news en quête de sensationnalisme (pas toujours honnêtes dont certains quotidiens français en font partie) font que la ville est vide et se vide. Un luxe très pervers pour ceux qui l’habitent de voguer au hasard des rues sans touristes. L’économie dite « légale »est dévastée. Une ville où seul le commerce au noir prospère avec le consentement de l’Europe c’est plutôt inquiétant. Naples sera vite oubliée une fois les projecteurs éteins. Et en entendre ceux qui y demeurent elle n’aura pas lutté, n’aura pas retourné les médias pour se défendre, comme si, d’une damnation, il s’agissait.

Mais soyons tranquilles (ou cyniques) le décor restera ainsi magnifique.

« Ne compter que les heures heureuses » Quel programme ! Un programme de vie en soi, dirait Nathalie Heidsick de Saint Phalle. Celle qui a eu l’idée de collectionner des instants miraculeux et de les offrir en retour. Le premier à jouer ce jeu fut le poète John Giorno en publiant ici une série de sérigraphies très vite acquises par les amis associés en guise de bons pour une nuitée ou plus. L’endroit lui plaît, il aime y revenir et laisse volontiers une deux voir trois œuvres de plus en dépôt. Bernard Heidsieck, Harry Mathews, Françoise Janicot Jacques Villeglé Jean-Jacques Lebel, Julien Blaine et bien d’autres sont parmi les deux cent trente membres fondateurs. Tous ont acquis des nuitées, le droit de dormir au Purgatoire. Pierre Yves Le Duc a investi tout un mur du salon avec douze des cent miroirs qui compte son œuvre Le Guidicci. Universal,, le Jugement Universel voir La Chute des Damnés . La liste est longue et le Purgatoire s’est construit et continue à se construire au fil des années uniquement par ceux qui y passent, pour eux, pour ceux qu’ils connaissent et ceux que l’on devine et ceux que l’on ne connaît pas mais que l’on rencontrera peut-être, touchés par un réseau hors limites. Tout l’argent récolté est englouti dans le loyer, les réparations, les expositions.

Je lève les yeux, Oui bien sûr, enfin je veux dire j’en ai beaucoup entendu parler de Robert Kaplan mais je ne le connais pas non, pas vraiment. Et vous ? Un sourire éclaire son visage et ses yeux brillent de plaisir. Il pensait avoir marqué un point et d’un coup se sentait encore plus parisien que jamais.

Pour passer une nuit ou des nuits chez Robert Kaplan, laissez un message